Série Prostitutas, 1970-1972, collection privée, Paris. Courtesy Fundación Fernell Franco Cali / Toluca Fine Art, Paris.
3 août 2016
Art
Fernell Franco, un artiste qui ne dit pas son nom
Depuis quelques années, la photographie latino-américaine s’invite fréquemment dans le paysage culturel français. Le photographe colombien Fernell Franco a eu pour la première fois, en 2016, l’honneur d’une rétrospective à la Fondation Cartier. L’occasion de revenir sur le travail de cet artiste iconoclaste peu connu en France.
Texte Samuel Bourille Photos Fondation Cartier, Fundación Fernell Franco, Samuel Bourille
Si j’ai voyagé là-bas, si j’ai un rapport privilégié à ce pays, si je le découvre jour après jour auprès de ma compagne, je suis pourtant loin d’avoir cerné les contours flous d’une Colombie qui échappe à nos regards. Alors tout ce qui fait écho à ce pays aide à le comprendre jour après jour et les photos de Fernell Franco font partie de ces petits morceaux d’un puzzle qu’il me faudra peut-être une vie à reconstituer.
Plonger dans les photos de Fernell Franco c’est l’occasion de plonger dans une Colombie du temps d’avant, une Colombie disparue ou presque. C’est également l’occasion de découvrir le travail d’un artiste latino-américain qui mérite largement que l’on s’y arrête.
Cela se passe à Cali. On l’appelle la « sucursal del cielo ». J’ai cet écho d’une bonne amie qui y a passé les soirées de salsa caliente les plus mémorables de son existence. On l’appelle la succursale du paradis…Reste à savoir si c’est pour son climat, son statut de capitale de la salsa ou pour la violence qui envoie les enfants dans ses rues.
Portrait de Fernell Franco, Fondation Cartier. Crédit : Guillermo Franco. Courtesy Fundación Fernell Franco Cali / Toluca Fine Art, Paris.
Cela se passe à Cali et nous sommes dans les années 1970-1980. Fernell Franco, avant de devenir une figure du photo-reportage latino-américain fait partie de ces artistes entrés par la porte de service. D’abord coursier pour un labo photo local histoire de gagner quelque sous, il finit par réaliser des portraits de rue pour les habitants du quartier et petit à petit va se faire un nom au point d’être embauché dans des journaux colombiens. Être photo-journaliste à cette époque en Colombie c’est être le témoin privilégié d’une guerre civile sanglante et des règlements de compte dans les cartels de la drogue. Une violence crue qui va le vacciner du métier et certainement teinter sa démarche artistique : se concentrer sur les détails, les petites choses du quotidien, montrer les hommes, les femmes, la vie qui s’en va. Il quitte alors le photo-journalisme.
Il tentera bien l’aventure des studios cosy de la photographie de mode à l’agence Elite mais c’est bien dans cette photographie de rue qu’il va trouver son langage personnel. Cette photographie de l’intime, au plus près des gens, de « ses » gens, au plus près des bas-fonds de sa ville de Cali en train de mourir, au plus près des murs de ses vieux quartiers détruits à coups de bulldozer. C’est là qu’il viendra puiser son inspiration et la radicalité de son travail artistique.
Série Prostitutas, 1970-1972 (collage), collection privée, Paris. Courtesy Fundación Fernell Franco Cali / Toluca Fine Art, Paris.
De mon point de vue, la démarche de Fernell Franco se rapproche plus de la photo d’art que du photo-reportage à proprement parler tant le traitement esthétique et plastique de la photo va irriguer l’ensemble de son œuvre. Ici il ne s’agit pas seulement du traitement d’un sujet, d’une science du cadrage, du jeu avec la lumière mais encore d’avantage de la volonté de révéler quelque chose de différent lors du développement même de la photo. Lorsqu’il multiplie les temps d’expositions, qu’il joue avec le révélateur, lorsqu’il recadre drastiquement, lorsqu’il déchire, recolle, plie, replie et colorise, lorsqu’il décide de garder différente version d’une même photo pour en offrir un syncopage cinématographique, lorsqu’il nous pointe un élément, lorsqu’il pousse les contraste, modifie les grains, joue sur les flous, les creux, les pleins, lorsqu’enfin il fait vibrer les blancs jusqu’à l’éblouissement, il s’agit bien là du geste d’un artiste tentant de faire rendre le jus de sa ville, Cali, sur papier glacé.
" Il nous en montre l'ambiguïté : une polysémie urbaine. C'est bien de cela qu'il s'agit dans les photos de Fernell Franco. "
Prostitution, immeubles en ruines, maisons bourgeoises et magasins abandonnés, salles de billard sur le déclin, nous parlent de la violence larvée d’une ville en pleine mutation dans cette fin de XXème siècle. C’est Cali qui ne peut plus se regarder dans un miroir. Mais cette violence, Fernell Franco ne nous la montre pas, où en tous cas pas frontalement. Il nous la fait ressentir de manière sensible, comme un amoureux. Et c’est alors que nous saute au visage d’autant plus intensément la main du photographe. Il nous fait ainsi entrer avec lui dans son travail, dans sa pratique, nous fait entendre ses choix, ses hésitations, ses doutes et ses convictions pour nous amener avec lui découvrir les dessous d’une vie caleña, d’une vie populaire, d’un monde que l’on tente d’étouffer.
À gauche : Série Retratos de Ciudad, 1994, © Fernell Franco. Crédit : Samuel Bourille. - À droite : Série Billares, 1985, collection privée, © Fernell Franco.
Paradoxal, son travail, bien que conceptuel, sombre et torturé, nous éclaire de façon bienveillante, nous prend par la main, à hauteur d’homme, toujours, comme si l’on feuilletait le vieil album photo de l’intimité d’une ville que l’on a tant aimée. Il nous en montre l’ambiguïté : une polysémie urbaine. C’est bien de cela qu’il s’agit dans les photos de Fernell Franco. Une polysémie de la ville, une polysémie des émotions, comme si il voulait nous dire : « regardez, la réalité n’est pas si simple, elle est multiple, ce n’est pas juste noir ou blanc. Tout est dans le clair/obscur… »